18

 

Suivant une habitude qui s’était très vite imposée, le premier signe que j’allais être de service se présenta sous la forme d’un coup de téléphone du ministère de l’Air. Je me trouvais au mess de la RAF de Northolt, où je me reposais en compagnie de quelques autres officiers. Ma situation était plus ou moins anormale comparée à la leur, puisqu’ils faisaient partie du personnel navigant et moi non, visiblement, mais nous commencions cependant à nous connaître. La guerre rendait circonspect : on m’avait posé quelques questions d’ordre très général lors de mon arrivée, mais personne ne me demandait jamais de quoi je m’occupais réellement. Pour mes collègues, j’étais le colonel de service à l’état-major, celui qui allait et venait dans des voitures réservées aux officiels. Comme je me préparais à le faire une fois de plus.

Lorsque le steward vint discrètement m’informer qu’on cherchait à me joindre, je gagnai le fond du bâtiment, où un petit bureau abritait certain téléphone blanc.

Mon nom de code me permit d’établir mon identité, après quoi on m’avertit qu’une voiture passerait me prendre à six heures du soir et que je devais faire mes bagages pour passer deux nuits, voire plus, à l’extérieur. Il était rare qu’on m’appelât à cette heure-là, mais c’était apparemment le seul détail inhabituel de la mission à venir. Sans doute allais-je participer à une autre tournée en province. Je retournai dans ma chambre me baigner, me raser puis enfiler mon uniforme. La voiture du ministère de l’Air arriva à six heures moins cinq précises.

Dès qu’elle quitta la base en prenant la direction opposée à celle de Londres, j’en déduisis que je retournais à Chequers, mais elle continua à rouler dans les ombres crépusculaires beaucoup plus longtemps que je ne m’y attendais. Lorsque enfin, elle parvint à destination, il faisait nuit. Là encore, il fallut se plier au rituel du poste de garde, installé sur les terres de ce qui semblait être une grande maison campagnarde.

À l’intérieur, on m’informa que le dîner allait être servi. Un domestique m’entraîna jusqu’à une minuscule chambre d’ami, où je posai mon sac de voyage, puis me reconduisit au rez-de-chaussée. Il m’introduisit dans la salle à manger, une longue pièce lambrissée ornée de tapisseries, haute de plafond, bordée sur trois côtés par une galerie. Deux grandes tables y étaient dressées côte à côte, déjà entourées de nombreux convives qui dégustaient un potage brun aqueux. Winston Churchill était là, installé à peu près au milieu de la plus proche des immenses fenêtres voilées pour le black-out, parlant très vite au barbu assis à sa gauche.

On m’attribua à l’autre table une place où je tournais le dos au Premier ministre, mais où sa voix me parvenait clairement par-dessus le brouhaha général. Les échos qui emplissaient la vaste pièce m’empêchaient de comprendre ce qu’il disait, quoique son timbre familier fût aisément reconnaissable.

Plus tard, les dîneurs gagnèrent le grand salon adjacent, où on leur servit les digestifs, pendant qu’ils s’installaient de manière beaucoup plus détendue. Là, il me fut possible de bien voir le Premier ministre.

J’avais déjà passé pas mal de temps en compagnie de son double, assez pour trouver leur ressemblance presque effrayante. Le célèbre visage de chérubin, la chevelure désordonnée, la mâchoire volontaire et la lèvre inférieure ourlée vers le bas, la démarche et les attitudes, tout cela rendait les deux hommes quasi indiscernables. En public, ils trompaient aussi l’œil à l’aide d’accessoires voyants : la haute calotte du chapeau, la canne, la cravate, le cigare. Pourtant, en revoyant le véritable Winston Churchill, je remarquais des différences évidentes. Il était un peu plus petit, il avait la tête un peu plus rentrée dans les épaules et la taille un rien plus large, mais aussi une manière particulière de tourner la tête que le comédien ne maîtrisait pas ; son visage expressif était particulièrement animé quand il parlait.

Je me mis à discuter avec une femme d’âge moyen, grande et assez attirante, qui me dit appartenir aux services du Premier ministre sans cependant dépendre directement de lui. Elle ne l’avait même jamais approché auparavant, me confia-t-elle, aussi vivait-elle un grand moment. Nous nous trouvions à Ditchley Park, dans l’Oxfordshire, une propriété privée que M. Churchill se faisait parfois prêter en fin de semaine, pour le travail. Mon interlocutrice s’occupait, entre autres, des arrangements pratiques nécessités par ce genre de visites. En retour, elle me demanda quel rôle je jouais dans la RAF, aussi lui décrivis-je en gros la vie de pilote de bombardier. Même là, cependant, dans le saint des saints, je me tenais sur mes gardes.

Pendant ce temps, un essaim de jeunes filles de l’ATS[8] s’activait dans la pièce, disposant en rangs fauteuils et canapés, pendant que deux de ses officiers installaient un projecteur et un écran. Il s’était écoulé près d’un mois depuis mon départ de l’hôpital, je n’avais plus besoin de canne, mais rester debout me fatiguait vite. Ce fut donc avec soulagement que je m’assis dans un fauteuil, prêt à regarder ce qu’on avait l’intention de nous montrer. La fonctionnaire avec laquelle j’avais discuté prit un siège dans la même rangée, mais pas à côté de moi, puis entama la conversation avec une autre femme. Je me tournai vers l’écran en attendant le début du film, persuadé qu’il s’agirait d’informations ou de nouvelles quelconques, après lesquelles viendraient évidemment un discours ou des explications.

Je n’aurais pu me tromper davantage. Une fois tout le monde installé – M. Churchill à la place d’honneur, avec un canapé du premier rang pour lui tout seul, un grand cendrier, une carafe de whisky, de l’eau et un verre à portée de main –, un des membres de l’ATS mit le projecteur en route. Le film commença : Un cœur pris au piège, une comédie jouée par Barbara Stanwyck et Henry Fonda. Je pris mes aises pour en jouir, non sans remarquer que le Premier ministre gardait tout du long le sourire aux lèvres et, par moments, riait même de bon cœur. Des nuages de fumée de cigare s’élevaient dans le rayon du projecteur. À la fin de la séance, M. Churchill donna le signal des applaudissements.

Lorsque les lumières se rallumèrent, les spectateurs se dispersèrent peu à peu. Quant à moi, j’hésitais, me demandant pourquoi j’avais été invité. Étais-je censé voir l’homme d’État en privé ou, comme tout le monde apparemment, passer un simple week-end à la campagne ? Perplexe, je laissai sortir une partie du public.

M. Churchill s’approcha de moi. Les verres ronds de ses lunettes brillaient aux lumières des plafonniers.

« Colonel Sawyer ! lança-t-il. Nous pensons vous réaffecter à votre escadrille la semaine prochaine. Je crois savoir que tel est toujours votre désir ?

— Oui, monsieur.

— Eh bien, il ne tient qu’à vous, mon garçon. J’ai entendu dire que survoler l’Allemagne devenait de plus en plus dangereux. On vient de me remettre une note sur nos pertes du mois dernier, qui sont des plus préoccupantes. Si cela vous tente, nous pourrions vous trouver un poste permanent au ministère de l’Air. Vous avez fait votre devoir, ne vous inquiétez pas pour cela.

— Je préférerais voler, monsieur Churchill.

— Ma foi, je dois bien avouer que je vous comprends, colonel. Je respecterai votre décision, mais enfin, si jamais vous changez d’avis, informez-en mon bureau. Nous vous trouverons autre chose. » Le dialogue avait commencé au centre de la pièce, mais il m’entraîna alors de côté, à l’écart. « Avant que vous ne rejoigniez votre escadrille, j’aimerais vous demander un service. Sans vouloir rendre la chose plus mélodramatique que nécessaire, j’en suis arrivé à la conclusion que moins vous en saurez à l’avance, mieux vous serez à même de tirer des conclusions sensées de ce que vous verrez.

— Très bien, monsieur.

— Parlez le plus possible anglais, mais l’allemand vous sera d’un secours inappréciable. Une voiture viendra vous chercher après le petit déjeuner. Tout ce que je vous demande, c’est de vous faire votre opinion sur ce qui se passera, puis de me fournir au plus vite un rapport écrit extensif. N’omettez aucun détail. Dites ce que vous pensez, quoi que ce soit. Je tiens vraiment à absorber toutes les informations que vous serez à même de donner, si triviales qu’elles vous semblent. Vous comprenez ? Le temps presse, alors j’aimerais avoir votre compte rendu en fin de semaine.

— Bien, monsieur. »

Les quelques secondes nécessaires pour inspirer puis murmurer ces trois syllabes avaient suffi à mon interlocuteur pour pivoter et s’approcher d’une porte, à l’autre bout de la pièce.

Le lendemain matin, encore courbatu, à moitié endormi, alourdi par un petit déjeuner indigeste – une poudre jaune ayant servi à concocter ce qui ne ressemblait que vaguement à des œufs brouillés –, installé à l’arrière d’une autre voiture du ministère de l’Air, je parcourais les routes ombragées de l’Oxfordshire. Ouvrant la vitre, j’inspirai avec joie l’air extérieur. Le matin brumeux promettait une chaude journée, mais à pareille heure, la fraîcheur donnait un avant-goût de l’automne, qui arriverait quelques semaines plus tard. Je pensais à ce que m’avait dit M. Churchill de mon retour en service ; qu’apporterait l’hiver ? où m’enverrait-on ? verrais-je la fin de la saison ? Car l’hiver était la saison des bombardiers et de leurs ennemis : les longues nuits nous permettaient de nous enfoncer loin en territoire allemand, où les batteries antiaériennes ne manquaient pas. Évoquer le danger équivalait à inhaler une drogue dangereuse. La mort, toujours possible, semblait en général assez lointaine pour que le risque fût acceptable. Je voulais vivre, sans être blessé une nouvelle fois, mais j’avais aussi désespérément envie de reprendre le travail de mon choix : les avions, les tours de repos, les obus traçants, la vision terrifiante d’une cité ennemie engloutie par l’enfer, quelques milliers de pieds en contrebas. Tant que la guerre continuait, rien d’autre ne comptait vraiment.

Après avoir quitté Ditchley Park, la voiture roula environ une heure. Mes préoccupations m’absorbaient au point que j’en oubliais de prêter attention au trajet. À part le nom de code de ma destination – « camp Z », d’après ma nouvelle carte d’identité, valable pour quatre jours –, je n’avais aucune idée de l’endroit où on m’emmenait. La position du soleil m’indiquait que je me rapprochais de Londres, quoique par le sud.

En traversant une contrée boisée, dont les grands conifères ombrageaient la route, je vis la conductrice regarder de tous côtés, comme à la recherche d’un point de repère inconnu. La voiture ralentit, parcourut une petite rue encadrée de maisonnettes, de magasins, d’un garage, un pub et une église. Au-dessus de la porte de la quincaillerie, était accrochée une pancarte sur laquelle s’étalaient les noms des propriétaires, A. Norbury & Fils, mais aussi la mention Bureau de Poste et Magasin de Mytchett, en lettres plus petites. Si le village s’appelait en effet Mytchett, cela ne me disait rien. Bientôt, s’ouvrit devant nous une allée flanquée de montants en brique inutiles, car dépourvus de grilles. Sur l’un d’eux, figuraient les mots Mytchett Place, presque invisibles avec leur peinture délavée.

Le poste de garde habituel avait été construit au-delà, accompagné cette fois d’un grand portail en métal coiffé de rouleaux de barbelés, d’où partaient d’autres barbelés et une solide clôture qui s’enfonçaient parmi les arbres et les buissons.

Je tendis à un sergent mes papiers, accompagnés de l’enveloppe scellée remise par un secrétaire de M. Churchill avant mon départ, ce matin-là. Le militaire l’emporta sans l’ouvrir dans la maisonnette, où je le vis téléphoner.

La conductrice et moi attendîmes, le moteur tournant au ralenti.

Cinq minutes plus tard, un jeune officier de la Garde descendit l’allée d’un bon pas, jeta un coup d’œil dans notre direction, salua rapidement mais courtoisement, puis rejoignit le sergent. Il ressortit presque aussitôt du poste de garde, une feuille de papier et l’enveloppe à la main.

S’approchant du véhicule, il salua une nouvelle fois, avant de se pencher vers moi.

« Colonel Sawyer ?

— Oui.

— Bonjour. Nous vous attendions. Je suis le capitaine Alistair Parkes, de la Brigade of Guards.

— Ravi de faire votre connaissance, capitaine Parkes. »

Nous nous serrâmes la main par la vitre ouverte, puis je descendis de voiture.

« Allons à pied à la maison, me proposa le capitaine. Votre chauffeur vous attendra ici. Ça nous laissera le temps de discuter un peu avant que vous n’entriez. »

Glissant ma lettre d’accréditation dans sa poche, il partit sur un sentier qui s’enfonçait entre les arbres, parallèlement à l’allée principale. Une fois hors de portée auditive du poste de garde, il reprit :

« [Vous parlez allemand, gentleman ?]

— [Oui.]

— [Nous utilisons l’anglais avec le prisonnier, par principe, mais aussi parce qu’à notre avis, il le comprend mieux qu’il ne veut bien le dire. De toute manière, comme il risque de passer quelque temps parmi nous, ça ne lui fera pas de mal d’en apprendre un peu plus. Mais il lui arrive d’insister pour employer l’allemand, alors autant en être capable.]

— [Je parle couramment allemand.] »

J’expliquai ce qu’il en était de ma mère.

Le capitaine, visiblement persuadé que j’en savais autant que lui sur le captif, ne m’en dit pas plus à ce sujet.

« [En ce qui me concerne], enchaîna-t-il, [je suis allé à l’école à Berlin, parce que mon père était attaché militaire à l’ambassade. Il est plus facile d’apprendre une autre langue enfant. Jamais je n’aurais cru qu’un jour, ça me serait utile. Et vous ?]

Nous passâmes un moment à discuter en allemand de notre éducation bilingue, avant de repasser tout naturellement à l’anglais. Le bois dissimulait des positions défensives comprenant des tranchées, un petit blockhaus en béton et d’innombrables filets de camouflage. Le réseau de câbles tendus en hauteur parmi les arbres prouvait l’existence d’un système de communication téléphonique sophistiqué.

Enfin, nous émergeâmes du couvert en vue de la maison, qui n’avait rien d’impressionnant. Ces derniers temps, ma vie semblait se limiter à un long voyage entre grandes propriétés campagnardes : le gouvernement en avait réquisitionné beaucoup à des fins militaires, pour la durée de la guerre. Mytchett Place était un manoir victorien en brique claire, au toit de tuiles rouges, dont une aile avait visiblement besoin de rénovations, mais dont le corps de logis principal paraissait en bon état. Personne ne s’était réellement occupé du parc depuis un bon moment, car les mauvaises herbes y régnaient en maîtresses. Une vigne vierge négligée couvrait la majeure partie des murs, y compris certaines fenêtres inférieures de l’aile abandonnée. Non loin de la demeure, avaient été construits plusieurs préfabriqués, autour desquels on avait visiblement cherché à désherber pour donner une impression d’ordre militaire. Des soldats montaient la garde.

« Nous rencontrons ici deux ou trois problèmes uniques en leur genre, me confia le capitaine Parkes. Techniquement, nous nous trouvons dans un camp de prisonniers de guerre, alors il faut veiller à maintenir le captif sous les verrous, mais d’un autre côté, il s’agit d’un cas particulier, puisqu’il existe à notre avis des chances non négligeables que quelqu’un se mette en tête de l’enlever. Une éventualité à laquelle nous devons évidemment nous tenir prêts. Sans compter les autres spécificités.

— Par exemple ?

— Vous passerez toute votre visite sous surveillance. Les pièces où vous vous rendrez sont truffées de micros cachés, les conversations enregistrées. Du moment qu’il peut savoir quelque chose d’utile, nous cherchons à lui soutirer le maximum d’informations. La maison grouille aussi d’officiers des renseignements du ministère de la Défense. Vous leur serez présenté avant de voir le prisonnier. Ils vous diront ce que vous devez savoir. »

Ces explications m’intriguaient, sans pourtant me donner la moindre idée de l’identité du captif solitaire. J’imagine que se dessinait dans mon esprit l’image d’un officier supérieur allemand à interroger dans sa langue. Il ne me vint pas à l’idée de me demander pourquoi le sympathique capitaine n’était pas qualifié pour cela. Ce qui me rappelle une fois de plus la remarque de mon frère, à l’époque : je ne me sentais pas réellement concerné par ce qui se passait autour de moi.

On m’entraîna au premier étage du manoir, où on me présenta aux trois officiers des renseignements en service ce matin-là. Enfin, je fus autorisé à franchir une solide porte en métal, puis à parcourir le petit corridor menant aux appartements du prisonnier. Lorsque je pénétrai dans la première pièce, il était allongé de tout son long sur le plancher nu, en uniforme de Hauptmann de la Luftwaffe, les yeux fermés, les mains croisées sur la poitrine.

À ma grande stupeur, je découvris que l’homme enfermé en ces lieux n’était autre que Rudolf Hess, l’adjoint du Führer.

 

19

 

Pendant les neuf premiers mois de guerre, jusqu’au début mai 1940, ma participation au conflit se limita à onze sorties contre l’ennemi. Après l’invasion allemande de la France et des Pays-Bas, cependant, je fus affecté à l’escadrille 148, qui avait jusque-là opéré en France avec des Fairey Battle obsolètes, au prix de pertes terribles en hommes et en appareils. Maintenant que la 148 avait été rapatriée en Grande-Bretagne, sur la base de Tealby Moor, on en regonflait les effectifs et on l’équipait de bombardiers de nuit Wellington. Quoique l’été 1940 s’avérât extraordinairement dangereux pour le Royaume-Uni, l’escadrille ne fut pas une fois envoyée au combat pendant sa restructuration. Ses membres anxieux, y compris moi, brûlaient de faire leur possible, de rendre aux Allemands la monnaie de leur pièce, mais il s’écoula des semaines avant que la 148 eût seulement des avions.

Début août, alors que je suivais des cours de recyclage inintéressants sur la navigation de nuit, une lettre de Birgit me parvint.

Notre dernière rencontre remontait à la désastreuse réunion de famille du Noël précédent, durant laquelle elle ne m’avait presque pas adressé la parole ni même regardé. Je m’attendais à ne plus jamais avoir d’autres nouvelles, quoiqu’elle m’eût écrit un peu plus tôt, en mai – une missive brève, quasi formelle, m’informant que Joe avait été battu par quelques soldats en permission : apparemment, ils n’avaient pas apprécié qu’il ne portât pas l’uniforme. C’était du moins ainsi que ma mère m’avait présenté les choses lorsque je lui avais téléphoné pour en savoir plus. D’après elle, Joe n’avait pas été gravement blessé. Un court séjour à l’hôpital suffirait à le remettre sur pied.

Mais voilà que Birgit m’écrivait de nouveau. Lorsqu’on me remit sa lettre, au cours de la distribution quotidienne du courrier, la jeune femme était tellement loin de mes pensées que je ne reconnus même pas son écriture sur l’enveloppe.

Sa courte missive, rédigée dans son anglais simple, presque scolaire, trahissait ses efforts pour s’exprimer correctement. Birgit m’y parlait de la vie qu’elle menait mais ne précisait pas pourquoi elle me contactait à ce moment précis. Sans nouvelles de ses parents depuis plus de trois ans, elle craignait d’être orpheline et cherchait à apprendre ce qui leur était arrivé, malgré le conflit, qui rendait les communications avec l’Europe quasi impossibles. Autre problème, quoique lié à celui-là : de naissance allemande, elle redoutait d’être internée par les autorités britanniques. La police était déjà venue la trouver à deux reprises. Joe avait persuadé les agents de ne pas l’emmener, mais un nouveau danger menaçait : mon frère travaillant à présent pour la Croix-Rouge londonienne, il s’écoulait des semaines sans qu’il rentrât chez lui. Voyager était tellement difficile, à cause des risques d’invasion et des préparatifs défensifs, que depuis son départ, il avait passé avec elle un unique week-end. Non seulement la solitude la terrifiait, mais avec tout ce qui s’était produit, elle se sentait aussi particulièrement vulnérable.

C’était tout. La jeune femme ne demandait rien, ne proposait rien, ne réclamait aucune aide.

Cette lettre me plongea dans de véritables tourments émotionnels. Je m’accommodais du mariage de Joe en m’abstenant d’y penser, ce qui m’était évidemment plus facile depuis notre dispute. Birgit n’avait rien dit, à l’époque. C’était son épouse. J’en avais déduit qu’elle se rangeait de son côté quoi qu’il arrivât, sur quelque sujet que portât le désaccord. Elle avait maintenant un peu plus de vingt ans ; elle était plus mûre, physiquement et émotionnellement. Il me suffisait de l’évoquer pour plonger dans une longue rêverie sur ce qu’aurait été notre existence si les choses avaient tourné différemment.

Et voilà qu’elle m’écrivait.

Je lui répondis le jour même, en composant ce que je considérais comme une lettre réfléchie, secourable et compatissante, mais sans chercher à m’immiscer d’aucune manière. Toutefois, en conclusion, j’ajoutais le plus simplement possible que si ma visite pouvait être d’une aide quelconque, je parviendrais sans doute à obtenir une courte permission pour aller dans le Cheshire.

Deux jours plus tard me parvenait cette brève missive :

« Viens le plus vite possible. »

Je demandai immédiatement une permission de quarante-huit heures au commandant de la base, mais – dernière précaution contre mes impulsions –, j’envoyai moi aussi un message laconique :

« Dans ce cas, est-ce que je risque de voir Joe ? »

La jeune femme ne répondit pas. Aussitôt la permission accordée, je partis.

 

20

 

À Mytchett Place, mes entretiens avec Rudolf Hess s’étalèrent sur trois jours. En reconnaissant le prisonnier, je pensai qu’on avait fait appel à moi parce qu’il se rappelait notre rencontre berlinoise ou parce qu’il avait demandé à me voir pour une raison ou pour une autre. La vérité n’aurait pu être plus différente. Apparemment, il ne me reconnaissait pas, et je lui inspirais une vive méfiance : le premier jour, il ne me témoigna qu’hostilité ou indifférence.

En cinq ans, sa situation avait bien changé. Lors des Jeux, c’était l’un des hommes les plus importants, les plus redoutés d’Allemagne, mais à Mytchett Place, il s’agissait juste d’un prisonnier de guerre ne disposant plus que du confort et des privilèges les plus réduits. Il ne jouait plus de ses capacités d’intimidation. Il ne papotait plus. Lorsqu’il se donnait la peine d’ouvrir la bouche, c’était pour se plaindre du traitement qu’on lui réservait ou m’adresser des réclamations auxquelles je ne pouvais tout simplement pas donner suite. Le premier jour, il se montra morose, quasi muet, allant jusqu’à faire mine de ne pas me voir.

Le lendemain, les choses s’arrangèrent. Sans doute finit-il par admettre, malgré sa méfiance, que Churchill en personne m’envoyait. Ce jour-là et le suivant, je fis de grands progrès dans son esprit. Les circonstances ne facilitaient pas la discussion, mais à la fin de ma visite, il me semblait avoir acquis des informations précieuses pour le Premier ministre.

Le matin du quatrième jour, juste après le petit déjeuner, je quittai Mytchett Place sans avoir revu le captif. La voiture m’emmena rapidement à Londres, à l’Amirauté, l’esprit bouillonnant d’un mélange enivrant d’excitation, de curiosité, d’attente et, plus prosaïquement, des souvenirs de longues heures d’ennui embarrassé. Socialement parlant, Hess était la pire compagnie imaginable.

Aussitôt le personnel de l’Amirauté informé de mon arrivée, on m’emmena au dernier étage de l’immeuble, dans une suite de deux bureaux réservée à mon usage. Mes investigations étaient plus ou moins prioritaires, je le compris en voyant qu’on mettait à ma disposition non seulement les deux pièces, mais aussi une secrétaire et une traductrice. On me promit en outre que les archivistes de la bibliothèque s’occuperaient en priorité de mes demandes, quelles qu’elles fussent. Lorsque je m’installai pour rassembler mes pensées et m’efforcer de les coucher sur le papier de manière cohérente, il me semblait toujours avoir été projeté brusquement dans un monde d’intrigues quasi incompréhensibles.

Les jours suivants, je travaillai d’arrache-pied, quittant chaque matin la base de Northolt pour me rendre au centre de Londres. Par deux fois, le Premier ministre se rappela à mon bon souvenir, car il désirait savoir quand mon rapport serait prêt. Le temps m’était compté, on ne me laissait pas l’oublier.

Ce genre de travail était totalement neuf pour moi. Organiser de manière rationnelle les données recueillies me posait de gros problèmes. La première version de mon rapport s’avéra très longue, mal construite. Elle se présentait comme un compte rendu verbatim de toutes mes rencontres avec Rudolf Hess, y compris les transcriptions complètes de nos conversations (traduites en anglais quand nous nous étions exprimés en allemand), sous-tendu par d’innombrables précisions et extrapolations dues aux archives de la bibliothèque. Je m’étais efforcé de produire une somme, un rapport définitif où je comparais mes observations aux informations obtenues sur Hess grâce au ministère des Affaires étrangères. Comme il avait été sous surveillance des années durant, les dossiers regorgeaient de détails.

Mademoiselle Victoria MacTyre, la secrétaire du ministère de la Guerre mise à ma disposition, emporta mon grand œuvre, qu’elle répartit entre quatre employées de l’étage inférieur en les chargeant de le dactylographier. Pour donner une idée de son volume, je dirai juste que cela leur prit un jour et demi de travail intensif.

Mademoiselle MacTyre me rapporta mon rapport terminé. Comme elle avait réussi à le lire en entier pendant qu’on le mettait au propre, elle me complimenta généreusement, réassurant n’avoir rien parcouru de plus intéressant en deux ans de guerre. Mais, ajouta-t-elle, il y avait un problème :

« Colonel, il est de mon devoir de vous avertir que M. Churchill ne lira pas ce compte rendu.

— Je pense que si. C’est lui qui m’a demandé de le rédiger, et le plus vite possible.

— Je n’en doute pas, colonel. Il n’empêche qu’il me le renverra au premier coup d’œil.

— Pourquoi ferait-il une chose pareille ?

— Votre rapport est beaucoup trop long. Il présente une analyse brillante du sujet, je n’en ai jamais vu d’aussi documentée ni comprenant autant de références, mais le fait est que M. Churchill n’a pas le temps de lire quoi que ce soit d’aussi détaillé.

— Il y a tellement de ramifications. Avant ma visite au « camp Z », la complexité de la situation m’échappait. Si je veux lui rendre justice, je ne peux tout de même pas en occulter la moitié.

— Ce que demande le Premier ministre, me dit mademoiselle MacTyre avec, je le compris plus tard, une immense patience, ce qu’il lui faut, c’est un résumé succinct et fiable des points les plus saillants. Ajoutez les détails nécessaires, mais le matériel sous-tendant votre propos devrait si possible faire l’objet d’un rapport séparé. La version longue sera analysée par le personnel, qui la conservera pour en faire les fondations des actions que le Premier ministre décidera peut-être d’entreprendre. »

Toujours conscient du fardeau dont me chargeaient les attentes de Churchill, je fixai d’un air morose la pile de feuillets dactylographiés posée sur mon bureau. Comment organiser des informations aussi erratiques, aussi décousues ? Il m’était impossible de raccourcir mon rapport, parce que rien de ce que j’avais appris sur Rudolf Hess n’était indifférent à mes découvertes. Je me mis à feuilleter la liasse dans l’espoir de trouver ce que je pouvais en distiller.

Après m’avoir laissé seul une heure face au problème, mademoiselle MacTyre revint me proposer la solution, l’air affairée : une copie du compte rendu commandé par l’Amirauté sur ce qui avait mal tourné durant la campagne de Narvik, début 1940. Quatre pages.

« Arriver à cela a demandé plus de trois mois, dit-elle en posant le résumé sur mon bureau. Les témoignages originaux occupaient au moins cinq cents feuillets. M. Churchill a lu ces quatre premières pages du rapport pour se faire une idée de l’essentiel. Le reste a été confié aux différents départements qui avaient besoin de tirer la leçon de nos erreurs. »

Je parcourus les fameuses quatre pages. Ça paraissait tellement simple, direct, facile. Le texte se composait de sections assez courtes, toutes précédées d’une question.

Solution pratique, évidente. Comment n’y avais-je pas pensé tout seul ?

« Vous savez, colonel, j’ai lu votre rapport, reprit mademoiselle MacTyre. Je pense en avoir dégagé un certain nombre de questions essentielles, alors j’ai pris la liberté de vous en suggérer quelques-unes. »

Elle me tendit une feuille, sur laquelle s’étirait une liste d’interrogations dactylographiées avec soin.

Avant votre arrivée au « camp Z », connaissiez-vous l’identité du prisonnier que vous alliez voir ? demandait la première.

Avez-vous reconnu le prisonnier en le voyant ? demandait la deuxième.

Suivaient :

À quoi avez-vous reconnu le prisonnier ?

Quelle a été votre première impression en voyant le prisonnier ?

« Merci », lâchai-je simplement.

— Vous n’êtes pas obligé de les inclure toutes, m’apprit la secrétaire. Vous pouvez aussi en ajouter.

— Pas beaucoup, je suppose.

— Non, colonel. »

Je me remis au travail.

 

La séparation
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